Hier j’ai joué à… Critter Kitchen, par Alex Cutler et Peter C. Hayward, édité par Cardboard Alchemy.
Il s’agit de l’édition Kickstarter Deluxe, jouée sans extension.
(bon, en fait c’était il y a 2 semaines mais bon, le temps libre est un concept abstrait en ce moment)
Le soleil n’est pas encore levé sur Bistrot Bay que déjà les premières lueurs du marché s’éveillent..
Les étals se couvrent d’ingrédients convoités et les allées s’animent de chefs venus des quatre coins de la ville, formant une chorégraphie silencieuse, qui se mêle aux odeurs de pain chaud, d’épices et d’iode.
Pour ma part, le rituel est toujours le même : une paire d’œufs au plat accompagnée de son délicat expresso noir comme l’encre d’une seiche et me voilà en route vers le restaurant. Mes trois chefs m’y attendent déjà, comme chaque jour : endormis, mais motivés, emplis de cette ferveur tranquille propre aux matins de bataille.
Quelques mots suffisent : On discute brièvement de l’ordre du jour et des besoins, puis chacun part à la chasse aux ingrédients, frénétique mais exaltante.
Aujourd’hui commencent les Journées des Restaurants, et notre routine revêt une importance toute particulière : notre honneur et notre réputation seront en jeu pendant ces trois jours. Nous pourrions devenir le restaurant le plus en vue de Bistrot Bay… ou bien sombrer dans l’oubli le plus total…
Nous n’avons pas le droit à l’erreur : nos plats devront être les meilleurs.
Critter Kitchen se déroule en 7 manches, représentant trois jours de courses effrénée et de préparations intenses (manches 1 à 3, 4 à 6, puis la 7eme, à part).
Chacune de ces manches suit un schéma similaire :
D’abord, les marchands achalandent leurs étals avec de nouveaux ingrédients. Ils travaillent dur pendant cette periode et renouvellent donc leurs stocks trois fois dans la même journée (donc au début de chaque manche).
Ensuite, les chefs planifient les marchands qu’ils souhaitent visiter. Chaque restaurant dispose de trois chefs complémentaires, dont la vitesse est corrélée à la charge maximale qu’ils peuvent transporter. Le hamster est toujours le plus rapide, mais il ne peut ramener qu’un seul ingrédient. Le lézard, plus équilibré, passe après et peut en rapporter deux. Enfin, le Phacochère (définitivement baptisé Phacochef chez nous), bon dernier mais costaud, revient avec trois ingrédients.
Ces derniers se voient chacun (secrètement) attribuer un lieu à visiter pour faire leurs emplettes, chaque endroit ne pouvant être visité qu’une seule fois par le même restaurant.
Une fois que tous les chefs se sont vus attribuer des tâches, les lieux qu’ils vont visiter sont révélés et les chefs sont placés en conséquence. Puis, lieu par lieu, ils choisissent leurs ingrédients selon leur ordre de priorité (déterminé par leur vitesse). En cas d’égalité, les chefs alternent leurs choix.
Certains lieux sont un peu particuliers :
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Le marché de nuit, douteux mais prometteur, propose des ingrédients révélés à la dernière seconde. C’est risqué, mais potentiellement très rentable.
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Le camion de soupe offre soupe à volonté et un plat de bisque par jour, permettant d’agrémenter les plats. On y retrouve aussi des ingrédients restants des manches précédentes.
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L’académie des chefs, en plus de récupérer les rebuts de la manche, propose à chaque tour un nouveau « Zous Chef », un apprenti affectueusement surnommé « le stagiaire » par chez nous. Chaque Zous Chef a une compétence unique et prête main-forte pour la manche suivante seulement. La première personne arrivée à l’académie l’intègre à son équipe, ce qui donne l’avantage non négligeable de visiter quatre lieux au lieu de trois.
Il existe sept types d’ingrédients, tous avec une qualité variable : de 2 (mérite à peine d’être de la nourriture) à 7 (un ingrédient d’exception). On peut également trouver des épices qui permettent d’améliorer substantiellement un ingrédient donné (c’est à dire doubler sa valeur). Chaque épice ne peut se marier qu’à un type d’ingrédient précis, à l’exception de la légendaire « all spice », capable de sublimer n’importe quoi - même la carotte rance abandonnée depuis un mois au fond du frigo.
Les ingrédients récoltés permettent de cuisiner des plats à la fin de chaque journée (manches 3, 6 et 7).
Les deux premiers jours se terminent par trois challenges culinaires, révélés au fur et à mesure. Chaque challenge correspond à un plat nécessitant deux ou trois ingrédients précis. Tous les ingrédients demandés sont obligatoires, mais on peut en mettre davantage (de ceux demandés uniquement) pour améliorer la qualité globale du plat. À défaut, une soupe ou une bisque peut servir de substitut, moins gastronomique mais suffisante pour contenter les papilles amatrices.
Compléter des challenges, c’est une chose, mais le but ultime d’un chef, l’apothéose de ses sacrifices, la consécration de son travail reside dans la gloire obtenue en satisfaisant les critiques les plus retors de Bistrot Bay. À la fin du troisième jour, lors de la 7eme manche, un critique (connu à l’avance) vient juger les menus les plus fameux. Chaque restaurant doit alors préparer un menu final composé de sept plats, chacun sublimant un unique ingrédient. Ici, pas de soupe ou de bisque : seul le meilleur est accepté. Le critique a aussi une préférence connue - Monsieur Souris, par exemple, est connu pour son insatiable appétit pour le fromage, permettant aux chefs d’avoir la main lourde sur le plat associé.
Le critique aura également trois préférences secrètes, commune à tous les adversaires. Lors de leurs visites, les chefs peuvent choisir de recueillir une rumeur plutôt qu’un ingrédient, si disponible. Ces rumeurs révèlent des indices sur les goûts cachés du critique, et satisfaire ces attentes offrira un gain de renommée non négligeable.
À la fin de la 7eme manche on déroule le scoring (la qualité du menu final, les rumeurs et d’autres conditions rapportant quelques points ici et là) et on regarde qui a le plus de renommée : cette personne doit maintenant payer le resto à tout le monde (ou remporte simplement la victoire).
Quelle fière bataille nous avons menée…
Durant 3 jours et trois nuits, Les cinq temples culinaires les plus influents de Bistrot Bay se sont livrés une guerre sans merci pour prouver leur maîtrise des arts de la table.
Les chefs n’ont eu aucun répit, traquant les ingrédients les plus convoités avec la hargne des affamés, arrachant aux marchés leurs dernières merveilles, et recrutant les jeunes talents les plus prometteurs de l’académie.
Dans la frénésie de ces trois jours sont nés des plats d’exception, des créations gastronomiques éphémères mais extraordinaires qui hantent encore les palais de celles et ceux qui ont eu la chance d’y goûter…
Mais au-delà des louanges et de la beauté des assiettes, c’est un seul verdict que tous attendent, suspendus, le souffle court, le regard braqué vers cette ombre porteuse d’espoir…
Monsieur Souris.
C’est à lui que revient le dernier mot. Et chacun des cinq chefs, debout dans l’attente, le cœur battant et les mains tachées de labeur, guette ce signe minuscule - ce froncement de nez, ce regard approbateur, cette étincelle qui décidera du destin de leur cuisine.
La première impression de Critter Kitchen est excellente : les visuels sont sublimes et la présence sur table est un vrai plaisir pour les yeux - je préfère d’ailleurs le travail de Sandara Tang ici à celui sur Flamecraft. La boîte (édition deluxe) déborde de matériel, et les composants sont de très bonne qualité. Certes, on aurait pu se passer des meeples uniques pour chaque Zous Chef… mais difficile de résister à l’envie de les obtenir, rien que pour la satisfaction d’avoir le meeple associé.
D’ailleurs, un petit conseil : ne déballez pas la boîte à la dernière minute avant d’y jouer. Il y a pas mal de rangement à faire en amont, donc prévoyez une bonne demi-heure rien que pour ça. Les trays sont bienvenus et permettent une mise en place rapide et efficace.
Cependant, je dois mentionner deux défauts notables, déjà bien connus sur les forums de BGG :
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Les cartes de planification ont des variations de couleur au dos, probablement dues à des défauts d’impression. En théorie, cela peut permettre aux autres joueurs ou joueuses de deviner vos choix. En pratique, chez nous, personne ne l’a remarqué - tant mieux.
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La boîte déborde de matériel, littéralement, au point qu’il est difficile de la refermer sans une surélévation d’un ou deux centimètres. Certains proposent des solutions extrêmes (faire fondre les inserts plastiques !), mais ce n’est pas dramatique non plus. Apparemment, cela concerne surtout l’édition deluxe, la version retail semble épargnée.
Les mécaniques sont claires et fluides. Elles ne révolutionnent rien, mais s’intègrent bien au thème. Les plus enthousiastes pourront même se prêter au jeu du roleplay en présentant leurs plats, parfois appétissants… parfois plus discutables.
Les manches se jouent en grande partie en simultané, ce qui garantit des parties rapides, sans temps morts, quel que soit le nombre de personnes autour de la table (jusqu’à 5 en boîte de base, jusqu’à 7 avec l’extension). Nous avons mis 3 heures (!), mais avons aussi été très distraits. À mon avis, en étant plus disciplinés, on peut descendre à 1h30, voire 1h.
Le jeu s’explique assez rapidement (environ 20 minutes), et nous n’avons pas eu besoin de revenir au livret de règles une fois la partie lancée (groupe de 5 : 2 gros joueurs, 3 occasionnels).
Qu’on se le dise cependant : Critter Kitchen n’est pas un jeu à prendre trop au sérieux. La mécanique de programmation simultanée est à la fois sa plus grande force… et sa principale faiblesse.
Elle rend le jeu dynamique et fluide mais les stratégies sont difficiles (sinon impossibles) à mettre en place, tant les plans doivent rapidement changer en fonction des choix des adversaires.
C’est d’ailleurs un contraste flagrant du jeu : celui-ci semble encourager une interaction forte, les blocages - volontaires ou non - étant frequents, mais on finit finalement par ne se concentrer que sur son restaurant, ignorant les potentiels besoins des autres, tant la volatilité des stratégies et la difficulté d’anticipation sont présents.
Passé le premier tour, anticiper les ingrédients convoités par ses adversaires tient de l’exploit, puisqu’il s’agit d’une information cachée et que nous n’avons pas eu envie d’y voir un jeu de mémoire.
Cela dit, une fois ce point bien compris, on passe un excellent moment, surtout au moment de la révélation des lieux programmés : on se félicite d’avoir envoyé son Phacochef dans un marché déserté… ou on râle (gentiment) en voyant un ingrédient nous passer sous le nez. C’est un jeu qui anime la table et propose malgré tout des retournements de situation plaisants, même si le contrôle semble parfois sacrifié. Pour ce format, c’est un bon compromis.
La rejouabilité me semble généreuse, grâce au grand nombre de critiques, de Zous Chefs et de rumeurs.
Mon seul regret : les challenges, au nombre de 7, dont 6 sont utilisés par partie. Les combinaisons d’ingrédients ne sont certes pas infinies mais comme les challenges sont les seules vraies illustrations de plats, j’aurais aimé un peu plus de variété pour renouveller les occasions d’avoir l’eau à la bouche.
L’extension (À la cart) semble ajouter pas mal de contenu pour renouveller le jeu mais reste à tester la prochaine fois.
Dans l’ensemble, c’est un jeu très plaisant, dans la lignée de ce qu’a pu proposer Cardboard Alchemy avec Flamecraft. Plus intéressant à mon goût que ce dernier mais potentiellement plus frustrant, il reste facile d’accès et agréable à jouer - tant que personne ne se prend trop au jeu de la stratégie. J’ai envie d’y voir une bonne proposition pour les tables de 5 à 7 personnes où il est encore difficile de trouver des jeux avec assez de matière pour tenir 1h / 1h30.
Il reviendra sur la table, c’est certain, mais j’attends de voir s’il tiendra le test du temps (et s’il mérite une demi case de kallax).
Le couperet est tombé : nous avons échoué.
Face aux assiettes magistrales du restaurant d’en face, les notres n’ont eu aucune chance. Nous pouvons en attester, chaque bouchée de leur menu semblait une déclaration d’amour à la gastronomie, une danse savamment chorégraphiée autour des goûts du redoutable critique.
Nous devons le reconnaître : nous n’avons pas été à la hauteur…
Mais nous n’avons pas démérité non plus. Nos chefs se sont donnés corps et âme, nos plats ont su émouvoir et nos erreurs furent autant d’enseignements que de blessures cuisantes. Bistrot Bay se souviendra de notre nom - même si ce n’est pas le nôtre qui a brillé au sommet aujourd’hui.
Alors que les lumières s’éteignent, que les casseroles refroidissent et que les odeurs s’estompent, une promesse reste suspendue dans l’air : nous reviendrons.
L’année prochaine, nous reviendrons plus inspirés que jamais - car la passion ne s’éteint pas avec une défaite. Elle mijote, elle infuse, et elle revient, plus relevée encore!