Episode 5 : La boîte.
Jean Christophe Arnault (Suite). Photographe, chasseur d’orages.
Les semaines qui ont suivi l’épisode orageux se sont révélées pour le moins troublantes.
Tout a débuté par un événement pourtant des plus anodin : la réception, un matin, d’un colis tout ce qu’il y a de plus banal. C’était un lundi. Il devait être autour de dix heures. En pénétrant dans la cuisine, alors que je m’apprêtais à prendre un petit déjeuné tardif, je découvris sur la table une boite en carton. Marron, absolument quelconque et guère plus volumineuse qu’une boite à chaussures, elle était enrubannée d’un adhésif marqué du logo « UPS ». Sur la face supérieure, était collée une grosse étiquette où figuraient mon nom et mon adresse. Ce devait être Anna qui l’avait réceptionné et déposé là à mon attention avant de partir pour le labo. Je ne m’y intéressai pas immédiatement, préférant me repaître d’un délicieux café accompagné d’un assortiment de mini-viennoiseries. Ce n’est qu’une fois le ventre plein que je daignai y prêter attention. L’ouverture des rabats supérieurs révéla son contenu : tout un fouillis de composants électroniques, soigneusement enveloppés dans autant de petits sachets plastique individuels. Circuits imprimés, condensateurs miniatures, résistances de toutes sortes, multiples transistors, et toute une kyrielle d’autres éléments du même acabit que j’étais bien incapable d’identifier. Qui qu’en fût l’expéditeur, il avait vraisemblablement commis une erreur d’étiquetage. Sans doute par le passé, avais-je dû me procurer une quelconque pièce auprès de cette enseigne et laissé mes coordonnées dans son fichier de clientèle. Après tout, j’étais coutumier de l’achat de matériel photo en ligne et j’avais pris l’habitude de me laisser guider par les comparateurs de prix, sans trop me soucier de l’identité du fournisseur. J’imaginais donc que lors de l’édition du bon de livraison, le magasinier s’était trompé d’une ligne et avait tout simplement imprimé la mauvaise référence. Fin du mystère. Je laissai le colis en place, résolu à le renvoyer à l’expéditeur plus tard, après que j’ai terminé mon travail. En montant l’escalier qui menait à mon bureau, je ne pus réprimer un sourire à l’idée qu’en ce moment même, quelque part dans le monde, un monsieur Arnoult, Arnaud, ou quoi que ce fut d’autre, devait attendre avec impatience et fébrilité ce qui m’avait été livré par inadvertance.
Le mardi à la même heure, le carton était toujours là. Procrastinateur invétéré, j’avais finalement repoussé au lendemain son renvoi. Je décidai cette fois-ci de me faire violence et d’abréger l’attente de son propriétaire légitime. J’attrapai le colis et me mis en quête des informations nécessaires à son postage avant même de petit-déjeuner. Par curiosité, je me saisis de la facture demeurée pliée à l’intérieur et cherchai à identifier l’acheteur. Qu’elle ne fut pas ma surprise lorsque je constatai qu’il s’agissait d’un parfait homonyme : M Jean-Christophe Arnault. Troublante coïncidence… Mais à y réfléchir cela ne faisait que renforcer la validité de mon hypothèse de la veille. Nous devions être deux homonymes dans le fichier du fournisseur, ce qui aura grandement facilité la confusion lors de l’envoi. Logique.
Le lendemain, vers 11 h 00, j’eu la surprise de découvrir en me levant qu’un second paquet accompagnait sur la table le précédent. Provenant d’une autre enseigne, il contenait tout autant de composants que le premier et m’avait pareillement été adressé. Sans perdre plus de temps, je consultai la facture et m’aperçus que les chiffres de la carte de paiement demeurés visibles m’étaient familiers. Je les comparai à ceux de l’autre facture et constatai qu’ils étaient identiques. Je connaissais cette série, j’en étais certain. 2562 XXXX XXXX 5609. Tout à coup, je me levai et me précipitai dans la chambre pour y récupérer mon portefeuille. J’avais sous les yeux ma propre carte de crédit. En son centre, surimprimée, courait une série de douze chiffres : 2562 6498 0301 5609.
De retour à la cuisine, je tournais en rond une dizaine de minutes, jusqu’à que la solution me saute aux yeux. Mais bien sûr, quel idiot j’avais été ! C’était pourtant simple. Anna, pour une raison ou une autre, avait emprunté ma carte et passé ces commandes. Elle l’avait ensuite remise dans mon portefeuille et oublié de m’en parler. Elle aura fourni mon nom afin que toutes les infos soient concordantes. Je me mis à rire de ma propre bêtise. Pendant un instant, j’avais douté de moi-même, au point de me demander si je n’avais pas perdu la tête. Je laissais redescendre la tension et envoyai un sms à Anna : « Salut Amour. Je vais avoir besoin de la table de la cuisine. Du coup, je pose tes colis sur ton bureau. Bisous ». Après quoi, je m’exécutai puis me mis au travail.
Deux heures plus tard, mon téléphone vibra un court moment. J’étais occupé sur l’ordinateur et c’est machinalement que je me saisis du portable et ouvris le message. À sa lecture, une nouvelle vague glacée me traversa le corps : « Salut Chéri. Si tu parles des boîtes sur la table, c’est pour toi ».
Il s’en suivit un échange micro-épistolaire pour le moins expéditif.
- JC : « Heu… Non mon amour, ce sont des trucs d’électronique que tu as dû commander avec ma carte ».
- Anna : « Oui chéri, j’y ai vu. Mais ce n’est pas à moi. Et je n’ai pas touché à ta carte ».
- JC : «Désolé d’insister Amour, mais je ne saurais même pas quoi faire de ces machins-là ».
Anna : « Je te dis que ce n’est pas moi. Peut-être une erreur. Je dois te laisser, j’ai du taf là ».
- JC : « Non ce n’est pas une erreur. Ça me stresse là, donc dis-moi juste si c’est toi, c’est pas grave, je m’en fous pour la carte ».
- Anna. « Tu commences à me gonfler là JC. J’ai du taf et j’ai pas pris ta putain de carte. Salut ».
Fin de la conversation. Inutile d’insister. Je connaissais bien Anna et je savais qu’elle ne répondrait plus. De toute façon, elle ne m’aurait pas menti pour une chose aussi triviale qu’un emprunt de carte de crédit.
À nouveau, je me levai et fis les cent pas. Soudain, je me jetai sur le clavier du PC. Il fallait absolument que je vérifie quelque chose. Les deux factures avaient été émises six jours plus tôt. Aussi, je remontai le temps à toute allure sur mon navigateur… Jusqu’au jeudi précédent. Dans la nuit du mercredi au jeudi, entre 03 h 24 et 05 h 36, j’avais visité une bonne quinzaine de sites marchands spécialisés dans la vente d’électronique. Parmi ceux-ci, figuraient les deux expéditeurs des colis. Une rapide consultation de ma boite mail me permit en outre de retrouver, classés à dessein parmi mes spams, les deux confirmations de commande… Ainsi que seize autres que j’avais passées au cours de la nuit dernière…
Jean Christophe Arnault.
Une dizaine de jours plus tard, j’expérimentais mon premier épisode amnésique à l’état d’éveil. Je me trouvais chez moi, assis à mon bureau, avec un crayon gras dans la main droite et un double décimètre dans la gauche. Juste sous mes yeux, sur le plan de travail, était étalé une sorte de schéma technique d’une complexité diabolique. Pas moins de cinq ou six feuilles de papier calque s’y juxtaposaient, et partout dans les marges s’enchaînaient des séries de curieux caractères qui probablement formaient autant de courtes annotations rédigées dans un alphabet qui, bien qu’inconnu, m’était étrangement familier. Les pelures de bois et la poudre de graphite qui constellaient le tout témoignaient des multiples taillages qu’avait connu le crayon au cours des dernières heures. Que faisais-je là ? Je mis encore quelques secondes à rassembler mes esprits, dispersés qu’ils étaient dans le vide sidéral qui à cet instant me servait de mémoire. Mais merde, qu’est-ce que je foutais là ? Et qu’est-ce que représentait ce foutu de schéma sur lequel j’étais encore penché ? Putain l’angoisse, je ne me souvenais de rien.
À force de concentration, je parvins à doucement évacuer un peu de mon stress et à reconstituer la chronologie de ma journée. Après un petit-déjeuner toujours plus tardif (il devait être treize heures lorsque je m’étais levé ce « matin-là »), je m’étais installé devant mon PC sur la table de la cuisine et y avais ouvert une session Facebook. Puis… Puis plus rien. Le vide absolu. Un trou de… De combien de temps d’ailleurs ? Quelle heure pouvait-il être ? À part mes lombaires ankylosées, je n’avais pas le moindre indice du temps passé sur cette chaise. Je fouillais nerveusement ma poche droite et en sortis mon téléphone. 22 h 35. Putain, 22 h 35 ! J’avais passé plus de neuf heures à tracer ce truc sans pouvoir m’en rappeler la moindre minute. C’était clair, j’avais complètement perdu la boule. Mon cerveau devait être plus perforé qu’un emmental français. Anna ! Elle n’allait pas tarder à rentrer. Il fallait qu’on parle de tout cela. De mon esprit qui me fuyait. De cette forme étrange de démence qui s’était insinuée en moi et qui jour après jour me grignotait la tête. Si au moins j’avais été croyant, j’aurais pu m’imaginer possédé. Mais même le réconfort de cette idée m’était refusée.
Vers 23 h 00, Anna franchit la porte d’entrée. Elle ne me trouva pas immédiatement. J’étais demeuré dans le bureau, incapable de me lever. C’était à peine si j’avais eu le courage de répondre à ses appels. Quand elle me rejoignit, j’étais toujours assis devant ce nébuleux schéma. J’étais blême, j’avais les yeux rougis et ma lèvre inférieure était tremblante. Lorsque je la vis, les sanglots m’envahirent. Elle prit alors délicatement mon visage entre ses mains et apposa son front contre le mien. Bientôt, ses larmes vinrent se mêler aux miennes.
Après l’épisode du schéma, Anna et moi décidâmes qu’il était grand temps de consulter. Je passais une bonne partie des semaines suivantes à me faire trimbaler de service hospitalier en service hospitalier, de spécialiste en spécialiste, pour finalement me voir adressé au professeur Franck Lamargelle de l’établissement parisien de Sainte-Anne. Je quittais donc le confort de mon logis genevois pour celui, tout spartiate et aseptisé, d’une chambre d’hôpital française. Le professeur était un homme jovial, d’une petite soixantaine d’années, qui camouflait derrière un aspect bonhomme et un comportement badin, une intelligence d’une rare acuité. Sous son contrôle, j’eu de nouveau droit à une batterie complète de tests neurologiques (IRM, mesures électroencéphalographiques multiples, et même une série interminable d’exercices psychotechniques). Pendant les semaines suivantes, le professeur et son équipe s’attelèrent à déchiffrer les monticules de données recrachées par les machines. Et même s’il avait de nombreux autres patients, il ne se passa pas une journée sans que Franck Lamargelle ne vienne me visiter.
Le Professeur m’avait, à dessein, laissé la disposition de la totalité des composants que j’avais commandés sur le web. Il était même allé jusqu’à faire installer, dans ma chambre, une réplique assez honnête de mon bureau genevois. Enfin, tout le matériel qui aurait pu m’être nécessaire, m’avait été fourni et équipait le bureau en question. Chacune de ses visites débutait par une observation minutieuse de l’état d’avancement de mes « travaux ». En effet, tous les jours désormais, entre 13 h 27 et 19 h 18 précisément, mon esprit semblait s’éclipser au profit d’un « autre chose » qui visiblement animait mon corps pendant cette période. Mon « colocataire », comme j’aimais à l’appeler lors de mes vaines tentatives de dédramatisation, suivait avec une grande méticulosité les instructions inscrites sur le schéma. C’est ainsi que chaque jour, avec une ponctualité sans faille, je reprenais le contrôle de moi-même et la conscience de mon environnement, tantôt penché sur une plaque d’époxy, un fer à souder encore brûlant dans la main droite et une bobine d’étain dans la gauche, tantôt face à un mur, un feutre indélébile entre le pouce et l’index, à calligraphier à même la paroi une série à priori sans fin de cet étrange alphabet que j’avais découvert sur le plan. Lamargelle enregistrait chacune de nos conversations et prenait systématiquement un nouveau cliché de ma logorrhée scripturale.
De son côté, Anna me visitait aussi souvent qu’il lui était possible de le faire. L’activité au labo s’était considérablement intensifiée ce dernier semestre et elle devait jongler avec les horaires de ses équipiers pour pouvoir organiser au mieux ses aller-retour. Elle s’était, elle aussi, intéressée au schéma, dont elle avait pris les pages en photo après qu’elle m’ait découvert en quasi-catalepsie. À force de scruter les clichés, elle avait acquis la conviction que, quoi qu’ils représentent, leurs tracés ne devaient rien au hasard et s’avéraient cohérents. Une chose, cependant, la laissait dubitative : nulle part, ni sur le plan, ni parmi les éléments que j’avais commandés, ne figurait la moindre source d’énergie susceptible d’alimenter ce que j’étais en train de fabriquer. Chacune de ses visites se terminait par un long entretien privé avec Lamargelle. Une heure durant, ils s’enfermaient dans le bureau du professeur et échangeaient d’une façon parfois très houleuse. Je regrettais d’être systématiquement mis à l’écart de ces discussions, mais le professeur m’assurait qu’il en allait de ma santé mentale et qu’il était préférable que je demeure en dehors des problématiques « administratives » pour mieux me concentrer sur ma guérison.
Le mardi 03 Janvier 2017, à 18 h 43, je reprenais exceptionnellement conscience avant l’heure habituelle. Plus jamais par la suite, je n’expérimenterais l’occupation de mon corps par « l’altérité ». À cet instant précis, et même si je n’aurais su dire comment, je savais que la page était définitivement tournée. J’étais assis à mon bureau. Il était totalement vide. Vide, à l’exception en son centre, d’un Monolithe noir, parallélépipédique, haut d’une soixantaine de centimètres pour une base carrée d’une quinzaine de centimètres de côté. L’objet, en acier, ne présentait pas d’autre aspérité que l’étrange alphabet gravé sur chacune de ses faces. Ses arêtes, saillantes, étaient encore tièdes du passage du fer à souder. Lorsque je tapotai d’un ongle sa surface polie, une surprenante vibration le parcouru. Une onde cristalline, dont la fréquence suggérait celle d’un diapason. Le monolithe était creux et devait renfermer en son sein le si complexe montage que mon « colocataire » et moi-même avions accompli au cours des derniers mois. Délicatement, je soulevai l’objet pour le contempler à hauteur d’yeux. Il ne devait pas peser plus de trois ou quatre kilos. D’une certaine façon, je le trouvais magnifique. Magnifique et effrayant. Il émanait de lui quelque chose de tout à la fois beau et dérangeant, que je ne saurais retranscrire par des mots et qui littéralement m’hypnotisait. Après un moment, je parvins à rompre le charme et reposer l’objet. C’est seulement alors que je devinai la présence d’Anna et du Professeur, debout derrière moi. Ils se tenaient proche de l’un de l’autre. Peut-être trop. Et bien que chacun ait une main posé sur l’une de mes épaules, je savais que c’était le monolithe, et non moi, qui occupait l’essentiel de leur attention.
Anna, la première, rompit le silence. Elle s’exprima à voix basse, comme pour ne pas briser la sacralité du moment. Comme on peut le faire dans une église ou un temple. Et pourtant, si étouffé que fût son timbre, il ne parvint pas à dissimuler la vive émotion qui s’était emparée d’elle. « Tu l’as fait JC. Putain, tu l’as fait ! La réplique est parfaite. On a réussi ! »
Catherine Maillet. Correspondance.
23 avril 2017
Mon cher Patrick. C’est un bien étrange courrier que je m’apprête à vous écrire. Probablement, à sa lecture, conclurez-vous que mon esprit, par le passé malade, a fait une bien vilaine rechute. À dire vrai, chaque jour qui passe voit croître en moi son lot de doutes quant à la véracité des évènements que je m’apprête à vous relater.
Comme je vous l’écrivais dans ma précédente missive, je passe actuellement quelques semaines à la campagne, loin de l’activité incessante de la capitale. J’occupe cette période de retraite à de longues marches matinales ainsi qu’à la rédaction de mon prochain ouvrage l’après-midi. Hier matin donc, comme à mon habitude, je m’équipais de mon bâton et m’en allais emprunter les chemins forestiers qui longent le lac de Beaumont en direction de Bourganeuf. Je marchais ainsi depuis bientôt une heure lorsque l’envie me prit d’obliquer vers le nord afin de m’enfoncer davantage dans la vaste forêt domaniale. Appelez ça « l’appel de la nature », si cher à notre ami commun, ou plus simplement l’expression d’un certain esprit aventureux, mais j’obéi à cette impulsion téméraire avec d’autant plus d’entrain que je me sentais ce jour-là dans une forme olympique. Grand mal m’en pris, car il s’avéra qu’après une autre heure à circuler parmi des chemins au tracé de plus en plus minimaliste, je me trouvais totalement perdue. Pire, ici la canopée était si dense que c’était à peine si je pouvais distinguer le soleil. Ce qui, évidemment, m’interdisait de m’appuyer sur sa course pour m’orienter dans ce dédale végétal. Ma situation se dégrada encore lorsque je constatai l’absence de réseau téléphonique. J’étais là, désorientée, à me lamenter sur mon inconséquence, lorsqu’un déchirant crissement métallique me tira de mes atermoiements.
Le son, puissant et strident, m’évoqua le frottement de larges pièces de tôle. L’intensité avec laquelle il m’était parvenu témoignait de la proximité de sa source. De bruyants grincements vinrent immédiatement m’en préciser l’origine : ils émanaient de l’autre côté de la grande butte qui s’élevait à ma gauche. Encore une fois, je laissais la curiosité l’emporter sur la prudence et me mis à gravir le contrefort qui me séparait du tintamarre. Parvenue au sommet du monticule, je laissais mon regard plonger de l’autre côté. Si vous saviez Patrick, à quel point aujourd’hui je regrette ma témérité. À quel point je regrette de ne pas simplement m’être contentée de poursuivre mon chemin. Car ce que je vis alors, à une trentaine de mètres en contrebas, me fit littéralement tourner les sangs. Au milieu d’une petite clairière, baignée par le soleil, une monstruosité cyclopéenne sortait visiblement de sa torpeur. La « chose », puisque c’est bien ce dont il s’agissait ici, semblait remettre en branle ses terribles membres après une période d’inactivité que ne saurais estimer. D’ici, elle ressemblait à une colossale caricature d’arachide. Mais Patrick, croyez-moi lorsque je vous écris cela, davantage que sa taille gigantesque, qui par endroit pouvait dépasser la canopée environnante, c’était l’amalgame contre-nature d’éléments organiques et de métal oxydé qui me glaça le plus. En guise de pattes, l’ignominie arborait ce qui avait dut être les bras articulés de divers engins de chantier.
Un vieux logo « CATERPILLAR » était même encore partiellement visible sur l’un d’eux. Le seul de ses huit membres qui était privé d’armature, pendait mollement, à la façon d’un tentacule amorphe. Tous se rejoignaient sous l’espèce de châssis qui devait lui tenir lieu de thorax. Derrière, en guise d’abdomen, pendait un énorme réservoir sphérique, si rouillé par endroits qu’on apercevait à l’intérieur les viscères poisseuses de la créature. La tête, enfin, était formée d’un globe nettement plus petit, qui comme le reste était percé de toutes parts par la corrosion. On y distinguait huit yeux globuleux qui trônaient au-dessus d’une paire de mandibules d’acier. Du tout, s’écoulait par endroit une dégoutante humeur visqueuse et noirâtre. L’immense octopode s’était redressé et commença à se mouvoir, provoquant une nouvelle série de crissements assourdissants. Son gros abdomen traînait sur le sol, et pareilles à des socs, les mâchoires de ses filières laissaient de profonds sillons à sa suite. Instinctivement, je me couchai dans l’humus, priant pour que la chose ne m’ait pas vue. J’étais incapable du moindre mouvement. Je ne pouvais pas non plus la quitter du regard. Cette anomalie mi-organique, mi-métallique, avait quelque chose d’hypnotisant.
Elle avança à un rythme régulier vers l’orée du bois et s’y enfonça comme si la végétation ne lui opposait aucune résistance. Les arbres vacillaient devant elle, avant de s’effondrer dans de grands craquements, la ralentissant à peine. Je l’observais ainsi, creuser une véritable piste dans la densité boisée et bientôt s’enfoncer trop loin pour que le la vis encore. Lorsqu’elle fut si éloignée que je ne pouvais plus l’entendre, je m’autorisai enfin à m’effondrer en sanglots. J’attendais là encore au minimum trois heures, prostrée, n’o ant faire le moindre bruit. Après quoi, je finis par échapper à ma torpeur et parvins à me redresser. Encore tremblante, je ramassai mon bâton et me remis en marche en remontant le chemin qui avait conduit la créature jusqu’à la clairière. Je vous assure Patrick, que je n’ai pas la moindre idée du temps qu’il me fallut pour regagner la civilisation. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il faisait une nuit d’encre lorsque la voie me mena jusqu’à une ferme éclairée. Je frappai encore et encore à la porte du bâtiment, jusqu’à ce que l’on m’ouvre enfin. C’est un homme hirsute et puant l’alcool qui m’apparut par l’embrasure. Il tenait dans ses mains tremblantes un vieux fusil. Nous n’échangeâmes pas le moindre mot. C’était inutile. Dès lors que nos regards se furent croisés, nous sûmes tous deux que le monde tel que nous l’avions connu s’en était allé.