J’ai beaucoup de mal avec cet argument qu’on nous sert à toutes les sauces, pour deux raisons :
1° Il y a un côté très Nostradamus à prétendre connaître la vérité au sujet de l’avenir (« c’est ça la vérité »)
2° Dans mon domaine (la traduction), ça revient à dire « arrêtez de proposer de la qualité, faites de la merde avec l’IA, c’est ça le sens du progrès ».
Parce qu’encore une fois, en traduction, l’IA est aux fraises dans plein de domaines ; tous les professionnels du secteur s’accordent à le dire, mais en général on ne les écoute pas parce qu’on pense que leur unique motivation est de sauvegarder leur emploi.
En vérité, même les agences de traduction savent que l’IA produit du contenu médiocre. Mais elles s’en foutent, parce que ça leur rapporte plus de produire de la merde que de s’attacher à la qualité ; et elles avancent que si les gens comprennent, s’il « suffit » de passer derrière l’IA pour corriger les contresens les plus flagrants mais qu’elle fait bien le café pour le reste, bah c’est que c’est suffisant.
C’est en général appuyé par des mecs random non-traducteurs (voire carrément pro-IA) dans les médias qui viennent vous dire qu’ils ont mouliné tel ou tel texte avec ChatGPT ou autre joyeuseté et que le résultat était « parfait » ou que sais-je encore. Bizarrement je n’ai pas vu le moindre traducteur tenir ce discours ; tout au plus on reconnaît que l’IA peut aider pour surveiller la cohérence d’ensemble d’une traduction, ou éviter les étourderies (mais en fait même ça, la machine le faisait avant).
En fait, on demande aux professionnels d’arrêter d’être juges de leur secteur, parce que le grand public saurait, lui, ce qui lui suffit (et que nous autres traducteurs, avons décidément un niveau d’exigence trop élevé). On marche sur la tête.
Alors forcément, ça inquiète. On voit sur LinkedIn (dont je me suis barré à cause de ça) des TAS de posts de formateurs IA, comment traduire avec l’IA, s’adapter à l’IA, etc. qui avancent TOUS le même argument à base de "si vous refusez l’IA vous êtes un vieux réfractaire qui va mourir seul avec son dictionnaire poussiéreux en refusant de voir le monde évoluer" ; alors que leur véritable motivation est surtout de surfer sur la vague et de vendre des formations à des traducteurs en perte de repère à qui on promet un avenir sinistre s’ils ne suivent pas le mouvement.
De mon côté, je vois la traduction comme un artisanat, quelque chose qu’on peut signer, où on peut se démarquer, par rapport à la production industrielle de masse que propose l’IA, qui va te fournir un contenu médiocre et cheap, mais satisfaire les agences qui veulent fournir de la trad au kilomètre, sans regard sur la qualité de ce qu’elles proposent.
C’est tout con hein, mais quand je traduis une règle de jeu, je me mets à la place du joueur qui va lire et expliquer à ses potes. Donc je parle à un joueur, avec un vocabulaire spécifique, des tournures spécifiques, parfois des reformulations ou des références à d’autres jeux ou d’autres mécanismes. Je mets aussi régulièrement des easter eggs, des touches d’humour, des références culturelles, quand le jeu s’y prête. C’est mon style et depuis que je suis à mon compte j’avoue que j’ai pris plaisir à le peaufiner année après année, depuis presque 10 ans.
Ma chance est que pour le moment, le secteur du jeu de société, dans sa grande majorité, n’a pas cédé aux sirènes de l’IA pour produire plus de contenu moins cher. Je travaille encore avec des éditeurs soucieux de la qualité qui préfèrent mettre le budget sur une traduction soignée que d’expédier la traduction pour aller plus vite et générer plus de cash. Et qui font confiance à ce côté artisanal, qui n’est d’ailleurs pas forcément amené à disparaître si les éditeurs conservent cette attitude. C’est une question de choix et de budget en fin de compte : les supermarchés n’ont pas fait disparaître les artisans boulangers, tant qu’il reste des gens pour acheter leur pain aux seconds, en mettant quelques pièces de plus.