Texte interessant ! (désole pour la mise en page laborieuse…)
L’intendance suivra
Par Eric Dautriat, vice-président de l’Académie de l’air et de l’espace
La floraison permanente de projets technologiques sans avenir mais chatoyants, dont la durée de survie (c’est-à-dire de financement) peut être étonnamment longue avant que leur vacuité n’éclate au grand jour, et dont les secteurs aéronautique et spatial sont – parmi d’autres – de bons pourvoyeurs, mène à s’interroger sur la place des sciences et techniques dans la délibération publique.
Est-ce enjoliver le passé que d’affirmer qu’il y a un demi-siècle, il était courant, notamment en France, de favoriser de grands projets préparés en symbiose par des représentants des Etats et par des ingénieurs, voire proposés par ces derniers, pourvu qu’ils satisfissent une ambition politique ou économique ? Ariane (dont la saga est bien connue, commençant dans le désarroi des échecs d’Europa, par l’avant-projet L3S), Concorde, Airbus, la filière nucléaire civile en sont parmi bien d’autres de beaux exemples. Il y eut aussi de beaux ratages, reconnaissons-le. Quoi qu’il en soit la volonté politique, appuyée sur une vision technique raisonnée, était capable de s’imposer au calcul économique à court terme. « L’intendance suivra », réplique attribuée au général de Gaulle (qui niera plus tard l’avoir jamais prononcée), peut, entre autres, s’appliquer à cette prééminence de la décision stratégique.
Aujourd’hui, le champ de « l’intendance », ainsi conçue comme ce qui suit sans discuter, s’est déplacé. Transféré de la sphère comptable et économique, devenue au contraire valeur suprême, vers la sphère techno-scientifique. La décision politique précède, la technique est priée de suivre. Réfléchir, étayer et sur ces bases, décider, voilà qui est bien démodé ! Une nouvelle pensée s’est ainsi développée, au point d’être devenue dominante, qui renverse l’ordre logique des choses : décider, puis confier « aux ingénieurs » le soin de réaliser. L’avion à hydrogène liquide – équipé de ses tambours et trompettes – en est une jolie illustration, même si, sans aucun doute, il s’est trouvé au départ des ingénieurs pour murmurer à l’oreille des politiques. Même chose en ce qui concerne les capitaux privés : beaucoup d’argent circule dans le monde ; sans doute trop ; des investisseurs recherchent des projets, même « très risqués », susceptibles, si cela marche, de rapporter d’autant plus gros. « Très risqué » inclut certes maintes start-ups brillantes… mais aussi la vaste catégorie des projets simplement impossibles ou absurdes. Les seconds ne sont pas moins dotés que les premiers. Décidons d’y aller, et l’intendance suivra !
On peut juger que cette attitude provient d’une confiance aveugle, excessive, ignorante surtout, dans la technique : tout est possible, il suffit d’un peu de temps, vous n’allez pas me dire qu’étant allé sur la Lune, ayant inventé Internet et les vaccins à ARN messager, l’homme n’est pas capable de
commercialiser un avion à propulsion électrique de quelques centaines de places dans dix ans ! Confiance aveugle… ou dédain ? Quoi qu’il en soit, jamais sans doute les ingénieurs n’ont été tenus aussi éloignés des sphères de décision privées et publiques, en tous cas dans les pays occidentaux (car il ne faut pas généraliser).
On pourrait au moins trouver un sujet de satisfaction dans cette situation si, bon an mal an, elle avait pour conséquence une floraison de hautes ambitions mettant en mouvement l’aventure humaine, traçant de grandes perspectives ; il en resterait bien quelque chose à la fin. Mais non : plus que de hautes ambitions, il s’agit la plupart du temps de « coups », expression détestable s’il en fut. Faut-il s’en étonner ? Ces pseudo-décisions, que l’on a évité de frotter au réel, ne sont pas faites pour durer.
A un autre niveau, plus quotidien, celui des entreprises, nombre d’ingénieurs de R&D, à tous niveaux, ont vécu, depuis une vingtaine d’années, des séquences de réductions autoritaires des délais des projets, délais commerciaux fixés d’en haut, « exigés par le client » au mépris, souvent, des réalités techniques. S’ensuivent des impasses, des déconvenues et des erreurs, qui résultent à la fin en des délais réels plus longs que ceux qui avaient été « raisonnablement » proposés au départ ; avec bien entendu le dépassement financier qui en est le corollaire : c’est la double peine.
Inutile de citer des exemples La condescendance envers l’analyse technique commence peut-être là. Le stade suivant est d’imposer, provisoirement bien sûr (puisqu’à la longue, la physique a toujours raison), des concepts non étayés, parce qu’ils ont une vertu commerciale, politique ou médiatique, les deux derniers se confondant, hélas, le plus souvent. Les techniciens n’aiment pas dire non. Il leur arrive même bien souvent de se prendre au jeu, d’être piqués par le défi qui leur est lancé.
Et puis, c’est vrai qu’il faut savoir les bousculer, les techniciens. Ils n’aiment pas dire non mais en même temps ils deviennent, à la longue, excessivement conservateurs dans leur spécialité. Le réalisme est proche du pessimisme, et le pessimisme de l’impuissance. Il faut donc secouer le cocotier. Le volontarisme est une grande qualité. Mais il faut savoir quand s’arrêter : tout est là, dans la différence entre la belle aventure et l’aventurisme.
Antienne à la mode : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Attention, l’abus de cette maxime est dangereux. Mais c’est si motivant ! Il n’est que de voir le pari d’Elon Musk d’aller sur Mars en 2025, et à quel point il galvanise ses propres troupes avec cette chimère. Certes, ses succès accumulés, tout à fait remarquables, brillants, tout ce qu’on voudra, tendent à accréditer l’idée que puisqu’il a réussi entre autres à envoyer des astronautes sur la Station Spatiale et à récupérer le premier étage de ses lanceurs, il sera aussi capable d’aller sur Mars. Autre refrain connu, au vaste champ d’application : ceux qui doutent de cela sont ceux qui ne croyaient pas à l’automobile en 1900. Et pourtant, redisons-le, envoyer des hommes sur Mars en 2025 est une chimère.
De même que, dans un avenir prévisible, exploiter pour des besoins terrestres les ressources minières de l’espace, pour ne citer qu’un exemple de fantaisies du « New Space », dénomination un peu trop générique ! De la même manière, la mise en avant du « droit à l’échec » est un excellent ouvre-boîte pour se faire financer en court-circuitant la réflexion rationnelle. Il est tout à fait vrai que, par exemple, le spatial européen est sans doute allé trop loin dans la recherche de la fiabilité, par des méthodes trop lourdes ; et que l’échec est riche d’enseignements ; ceux de Space X ont été féconds. Mais à trop répéter ce mantra, on peut aussi cultiver l’échec comme une preuve qu’on est dans la bonne voie !
Tout cela pose la question de savoir comment la décision, la décision publique en particulier (puisque, après tout, les investisseurs privés peuvent bien gaspiller leur argent comme ils veulent, c’est leur affaire… à moins qu’il ne s’agisse de crédits d’impôt ?), est informée. Où et par quels canaux, depuis la perte d’influence des institutions publiques, elle s’entoure de l’expertise nécessaire, en-dehors des parties prenantes, notamment celles qui recevront les subsides éventuels. On a beau chercher… Il existe bien des entités comme le Conseil Economique, Social et Environnemental, mais elles sont fort peu consultées ; beaucoup d’organismes d’études et de recherche étatiques, quand ils n’ont pas disparu, fonctionnent largement sur contrats industriels, ce qui amoindrit singulièrement leur indépendance. Il reste bien les Académies…
C’est là, sans aucun doute, un vaste sujet de réflexion politique et sociologique. La fermeture de la centrale Fessenheim restera dans l’histoire comme une décision techniquement absurde ; mais son explication, qui n’emprunte qu’au champ classique des compromis politiciens et des questions d’image, est simple.
Dans d’autres cas, c’est plus compliqué. Des engouements subits s’emparent des médias et des politiques, s’enracinent très vite, à la suite de quoi ils deviennent presque impossibles à extirper. Quelques exemples subjectifs et que personne n’est obligé de partager : l’attachement quasi mystique aux éoliennes (beaucoup plus qu’au photovoltaïque) ; les objectifs globaux de décarbonation dénués d’analyses de faisabilité chiffrées ; l’avènement en un ou deux ans de l’hydrogène, solution miracle (même pour les plus illusoires de ses applications…) ; la voiture électrique comme réponse à tous les problèmes « terrestres » sans qu’on ait une vue claire de quelle source proviendra, dans dix ans, dans vingt ans, l’électricité pour l’alimenter ; ou encore la voiture autonome, qui a longtemps fait le buzz d’une façon démesurée et très prématurée ; le « numérique » et les « big data », qui sont devenus d’incontournables mots-clés quel que soit le sujet, fût-ce la préservation des rhinocéros.
Quand on pense que le pouvoir politique est souvent accusé d’être technocratique… ! Mais de quelle « techno » parle-t-on ?
Il faut être disruptif. Ah, la disruption ! Ce mot, utilisé à tort et à travers, ringardise la recherche, qui est relativement lente le plus souvent, en tous cas dans nos domaines ; il établit comme paradigme l’innovateur-génial-dans-son-garage, qui invente un concept révolutionnaire et qui va changer le monde. Pas plus de deux ans pour changer le monde, s’il vous plaît. On oublie que le vaccin à ARN messager n’a pu être mis en application en si peu de temps que parce que la technologie en avait été étudiée et développée depuis 15 ans. Alors, c’est sûr que pour ramener la vieille aviation sur le devant de la scène, quelques gouttes d’hydrogène à 21 K ne sont pas de trop… Est-ce assez disruptif, monsieur l’animateur ?
La « disruption » est une création marketing. L’intendance suivra ! Cette espèce d’arrogance sème le trouble dans tous les esprits, notamment les moins préparés par absence de culture scientifique. Les médias n’analysent rien, à l’exception de quelques journalistes spécialisés (réjouissons-nous de leur difficile survie, en un temps où les émissions scientifiques reculent aussi vite que les rayons correspondants des librairies !), n’analysent rien. La façon dont la pandémie et ses chiffres ont été relatés sans le moindre esprit critique, la moindre notion des proportions, remplacées par la répétition incantatoire et épouvantée des patibulaires « exponentielles », en fut une triste illustration quotidienne.
Il faudrait aussi parler – mais ce n’est pas notre propos ici – de la tendance inverse, certainement plus grave encore, qui s’épanouit dans le « grand public », loin des sphères dirigeantes et dirigée contre elles. Celle-ci a commencé, il y a bien longtemps, avec le nucléaire, sur lequel aucun débat sérieux n’est désormais possible. S’il s’agissait aujourd’hui d’écarter comme des leurres les objets manifestement « marketing » cités plus haut, il faudrait plutôt s’en réjouir. Mais les choses vont bien plus loin ; il s’agit d’une défiance radicale et tous azimuts envers la technoscience, attitude qui porte en germe une terrible régression, n’hésitant pas à remettre en cause l’idéal des Lumières.
Est-ce là l’opposé du volontarisme pseudo-technique que nous critiquions plus haut ? Pas vraiment. C’en est plutôt le complément. Il s’agit des deux faces d’une même médaille. Dans les deux cas, une espèce d’ignorance revendiquée ; le volontarisme à effets d’annonce alimentant la défiance et réciproquement. Voilà tout. Ceux qui déconsidèrent la démarche scientifique par des effets d’annonce désinvoltes portent là une lourde responsabilité.
Pourtant, les circonstances actuelles, dominées par les questions environnementales, appellent tout le contraire : une réflexion d’experts provenant d’horizons variés, un débat citoyen (mais oui !), une
décision politique rationnelle, informée, cohérente. Au maximum. Mais cela commencerait par un minimum de crédit accordé à la science et à l’innovation technique, la vraie, pas celle qui fait le buzz, une prise de recul par rapport à l’excitation quotidienne qui fait tourner les réseaux sociaux et la tête des pouvoirs. Cela devrait pouvoir s’organiser !
Il y a quelques années, le petit cercle des hauts dirigeants chinois comportait une majorité d’ingénieurs ; à commencer par Xi Jinping lui-même (qui n’a tout de même pas dû avoir beaucoup de temps pour exercer ses talents de chimiste avant d’entrer en politique). C’est beaucoup trop, sans aucun doute, et la démocratie, de son côté, ne saurait s’accommoder d’un gouvernement d’experts.
Mais entre trop d’ingénieurs et trop de communicants, s’il fallait vraiment choisir…