Vu que tu ne connaissais pas Michéa il y a encore 2 mois (ou si mal pour le considérer comme un ami de Soral, (j’en ri encore) tu ferais mieux de faire preuve d’humilité dans tes assertions.
Bien sûr qu’il connaît les autres tendances de la gauche et il en parle très bien dans ces différents livres et entretien.
Car si nul ne peut effectivement nier que la nouvelle gauche américanisée (celle, en d’autres termes, dont le programme post-mitterrandien se fonde de façon désormais explicite – depuis le rapport, en 2012, du think tank néo-libéral Terra Nova – sur l’alliance privilégiée entre la bourgeoisie « progressiste », la jeunesse étudiante des nouvelles classes moyennes métropolitaines et les différentes « minorités » ethniques, sexuelles, religieuses ou autres – alliance dont le Comité Adama Traoré représente sans doute aujourd’hui l’incarnation la plus emblématique) a définitivement rompu avec toute critique radicale du capitalisme (c’est-à-dire avec toute critique qui commence par saisir ce dernier comme un « fait social total » – fondamentalement ordonné autour de la « loi de la valeur » et du « travail abstrait » – et non dans tel ou tel de ses aspects fragmentaires ou isolés), comment peut-on alors expliquer que la plupart des intellectuels et des dirigeants de cette gauche théoriquement « rénovée » continuent pourtant de s’inscrire de façon aussi manifeste, et parfois aussi caricaturale, dans ce « système de pensée schizophrénique » qui définissait, aux yeux Orwell, l’essence même du mode de pensée totalitaire ? Et – question subsidiaire plus embarrassante encore – comment expliquer que les fractions les plus extrêmes de cette nouvelle gauche libérale (celles qu’Engels décrivait déjà, dans ses tout derniers écrits, comme la « queue de la classe capitaliste, son aile d’extrême gauche ») soient même d’ores et déjà parvenues à réaliser cet exploit qu’on aurait pu croire impossible – des moines-soldats de l’« antispécisme » métropolitain aux apprentis bureaucrates de l’Unef, en passant par le mouvement LGBT, le NPA, les « antifas », les Femen, les « écologistes » d’EELV ou les indigénistes racialistes, antisémites et décoloniaux (liste forcément provisoire pour qui connaît l’inventivité illimitée du Capital) – de porter les techniques de la « double pensée » et l’esprit de gramophone à un niveau de perversion mentale et de délire idéologique globalement ignoré de l’époque stalinienne (comme en témoigne, entre autres, le fait aisément vérifiable que – comparés aux délires postmodernes d’un Éric Fassin, d’une Virginie Despentes ou d’un Édouard Louis – les analyses les plus simplistes de Jean Kanapa ou de Georges Cogniot apparaissent rétrospectivement comme des modèles de bon sens, de culture et de probité intellectuelle) (19) ? Au point même qu’il est devenu impossible d’ignorer, aujourd’hui, que c’est bien cette nouvelle « extrême gauche » qui a joué le rôle moteur (sous l’œil bienveillant et protecteur, il est vrai, de l’État libéral et de sa toute-puissante magistrature) dans l’installation graduelle de ce climat glauque et liberticide – ce « monde de la haine et des slogans », fondé sur l’intolérance, l’intimidation verbale et/ou physique, la censure, la délation et la menace permanente du recours aux tribunaux (soit, en d’autres termes, cette nouvelle cancel culture empruntée au parti démocrate américain) – qui caractérise à présent la vie « intellectuelle » des sociétés libérales. Et cela, alors même qu’un tel climat délétère consume pourtant de façon évidente la négation la plus absolue de toutes les valeurs morales et politiques pour lesquelles la gauche progressiste originelle – celle qui allait connaître son apogée avec l’affaire Dreyfus (20) – avait inlassablement et courageusement combattu (peut-on imaginer, en effet, un Benjamin Constant, un Jules Michelet, un Victor Hugo ou un Jean Jaurès appelant à interdire par la violence physique – comme les premiers antifas venus – une conférence donnée par l’un de leurs contradicteurs, ou exigeant de l’État bourgeois, à la manière de l’Unef, qu’il censure la représentation d’une tragédie grecque antique ?). Tel est bien, en fin de compte, le paradoxe politique le plus surprenant – une nouvelle gauche devenue à la fois plus libérale que jamais dans ses dogmes mais également de plus en plus fascisante et totalitaire (21) dans les méthodes de lutte de ses fractions extrêmes dont il va bien falloir, pour terminer, dire brièvement un mot.
Jean-Claude Michéa
Orwell, la gauche et la double pensée
Source: Jean-Claude Michéa, « Orwell, la gauche et la double pensée | «Les Amis de Bartleby