Je lis ce fil avec intérêt depuis qu’on y parle de traduction. J’ai hésité à intervenir et je me suis dit que l’ambiance ne s’y prêtait pas vraiment. Et puis finalement les derniers posts de LeGrub (ou du Grub) m’ont décidé à soutenir son point de vue.
Je suis traducteur et travaille de temps en temps avec LDG (pas sur Sleeping Gods, cela dit – je ne sais pas qui s’en occupe et de toute façon ça n’a pas d’importance) et beaucoup avec les autres éditeurs du marché.
Une des premières choses qu’on apprend en école de traduction, c’est que la traduction parfaite n’existe pas. Il est alors illusoire d’espérer la réaliser. Pourquoi ? Parce qu’elle fait appel à la sensibilité de chacun et non à des faits, des chiffres, des données. Dit autrement, ce n’est pas une science exacte. C’est plutôt un art, qui comme tout art, a ses détracteurs.
Pardonnez le côté un peu scolaire de ce qui va suivre, mais le débat qui vous anime n’a rien de nouveau et on le retrouve chez des auteurs comme Jean-René Ladmiral ou Georges Mounin (tous les traducteurs connaissent ces noms). Pour la faire courte, la question qu’ils posent est : une traduction doit-elle être absolument fidèle à sa source, quitte à s’éloigner de la structure, de la syntaxe et de la construction de sa langue d’arrivée, ou se fondre dans sa cible, quitte à perdre en fidélité mais paraître invisible au lecteur ? i ça peut vous rassurer, ces ouvrages s’appuient sur des écrits de Cicéron qui abordaient déjà la problématique de la traduction, … il y a 2000 ans. Autant dire qu’on n’a pas fini d’en causer. (à lire sur le sujet : Sourcier ou cibliste (Ladmiral), Les Belles Infidèles (Mounin). )
Comme ces illustres auteurs, vous avez chacun une sensibilité propre à ce sujet. Certains sont tellement attachés au texte d’origine et à la patte de l’auteur que toute traduction sera invariablement perçue comme mauvaise, ratée, expédiée ou « de niveau CM2 » (et ceux-là devraient jouer en VO, sans forcément chercher à rallier tout le monde à leur sensibilité). D’autres veulent simplement pouvoir jouer et s’en foutent bien de savoir que « fiery salamander » n’a pas été traduit par « salamandre ardente ».
Et d’ailleurs, pourquoi ça devrait être traduit par « salamandre ardente » ? Parce que c’est dans le dico ? C’est méconnaître le métier de traducteur : il va bien au-delà d’une simple transposition (sinon, tout le monde serait traducteur…) Il faut simplement accepter que tout le monde ne perçoit pas le texte de la même façon. « Fiery Salamander » peut se traduire par Salamandre Ardente, ou Salamandre de Feu, ou Salamandre Incandescente, ou plein de trucs en fait qui vont dépendre de votre sensibilité et de celle du rédacteur. Jaws a été traduit par Les dents de la mer. Ce n’est pas ce que dit le dictionnaire, mais Spielberg lui-même adorait ce titre (jusqu’au jour où il a fallu faire l’épisode 2 mais c’est une autre histoire). Dans un film américain, quand le héros s’exclame « Jesus Christ !! » vous n’allez pas traduire par « Jésus Christ ! » même si c’est ce que le dialoguiste a écrit. Ce qu’il a écrit relève de sa culture, de sa sensibilité, de son style : la mission du traducteur est d’adapter le texte à d’autres cultures, sensibilités et styles.
En tout état de cause, ce n’est pas sur deux textes et demi que l’on peut juger d’une traduction. Il est possible que l’ensemble ne soit pas traduit de manière aussi élégante que la main de Ryan Laukat. Mais encore une fois : si vous voulez vraiment lire du Ryan Laukat, même le meilleur traducteur du monde ne vous le fournira pas, il faut prendre la VO. Prendre la VF c’est accepter le jeu de la traduction. Venir la remettre en cause, ou demander à la changer, sous prétexte qu’elle ne vous convient pas, c’est oublier qu’elle convient sans doute à d’autres personnes, qui elles-mêmes pourraient ensuite remettre en cause les choix que VOUS préférez, etc.
Excellente journée à tous !
EDIT 5.12.23
Je répète souvent les mêmes choses partout, mais pour ceux que ça intéresse, voici qq-unes des interviews où je parle de traduction de jds :
- mon article sur l’IA au Labo des Jeux
- chez Geeklette (texte, 2020)
- chez Proxi-Jeux (audio, 2022)
- au Tric Trac Show (vidéo, 2022)
- chez Nos Jeux de Société (vidéo, 2023)
- chez 63-88 (audio, 2023)
- chez Philibert (texte, 2023)
- chez L’Antre du Lutin (vidéo, 2023)
Je tiens aussi ici la liste de tous les jeux traduits à ce jour :